On est entre nous, parle moi d'un film
De l’influence des rayons gamma sur le comportement des marguerites, Paul Newman : "Il s'agit alors de voir comment poussent et grandissent des enfants exposés à l'influence de leur mère, surtout lorsque celle-ci est toxique."
[Analyse - attention spoilers !] Béatrice Hunsdorfer, veuve endurcie par la vie, élève comme elle peut ses deux adolescentes, Matilda et Ruth. Matilda, la plus jeune, est une brillante élève au grand potentiel : "la future Madame Pasteur", comme dit son prof de sciences, M. Goodman. Très réservée, elle est en apparence le contraire de sa grande sœur Ruth, expansive et plutôt populaire, en cheerleader fringante. Pour faire vivre tout ce petit monde plus un lapin de laboratoire qui fait des crottes partout, Béatrice vire à droite, à gauche, tantôt arnaqueuse au téléphone, toujours hébergeant des petits vieux dans une chambre de la maison, que de grands enfants abandonnent dans ce dernier foyer qui sera leur mouroir. Tout est bon pour se "renflouer". Béatrice, elle a un sacré caractère et une répartie à toute épreuve. Cette femme qui a connu des épreuves sait qu'il faut se méfier des hommes. "Tu verras que la plupart n'ont qu'un seul testicule", dira-t-elle à sa fille. Elle est dure, elle est aigrie, mais elle est sympathique, non ? "J'ai toujours été très drôle !" martèle-t-elle. Et n'ayez pas le culot d'en douter... Elle ponctue le quotidien de petites fantaisies a priori sans gravité mais a priori seulement. Seulement voilà, si dans ce trio de femmes la solidarité est de mise, les deux jeunes filles voient bien que quelque chose cloche. Les projets de Béatrice s'accumulent, aucun ne voit le jour. Elle écume les petites annonces... Elle pourrait ouvrir un restaurant familial : de la bonne nourriture du terroir ! Ou un salon de thé ? Elle fait le meilleur cheese-cake ! Huit garages à louer... Ah, tout ce qu'on pourrait faire avec huit garages... Matilda, elle, travaille sur son projet pour le concours de sciences de l'école. Elle expose des graines de marguerites à différentes intensités radioactives de cobalt. Les moins exposées poussent normalement. Avec une intensité plus forte, elles donnent des fleurs avec des particularités, telles que des doubles fleurs. A la plus forte intensité, les graines donnent naissance à des avortons. La petite scientifique, par cette expérience, étudie le concept de la demi-vie, quelque chose d'assez complexe que je ne peux pas trop expliquer. Mais elle l'explique bien dans le film. Dans cette entreprise, elle peut compter sur le soutien de son prof, M. Goodman. Mais Béatrice, elle, ça la dépasse ! "La demi-vie... C'est moi la demi-vie !"Pourtant, il faudra bien que Béatrice accompagne sa fille au collège, car celle-ci est finaliste. Ce collège où elle a elle-même étudié et où elle répondait au doux surnom de "la cinglée". Il faudra recroiser des visages familiers...Et dans l'enceinte de l'école, dans une scène absolument bouleversante, toute la fragilité de Béatrice est contenue et explose dans un silence tonitruant, interprétée à merveille par l'éblouissante Joanne Woodward, récompensée à Cannes pour sa performance la même année. Une prestation tout bonnement remarquable. Vous l'aurez compris, les graines, c'est Ruth et Matilda, et les radiations, c'est Béatrice. Il s'agit alors de voir comment poussent et grandissent des enfants exposés à l'influence de leur mère, surtout lorsque celle-ci est toxique. Peut-être que l'une aura tendance à pousser de travers, peut-être que l'autre donnera quelque chose de très beau... Certaines fleurs poussent quelque part mais sont amenées à se déployer ailleurs. Tout est possible, même dans le terreau le moins fertile. Le regard de Ruth et Matilda électrise maintenant de toute la gravité de la situation. Le dépit, l'horreur, l'urgence, la peur. Chez l'une, la peur que l'image renvoyée par sa mère ne soit que le reflet de celle qu'elle sera plus tard. Ruth voit bien qu'elle est embourbée dans quelque chose. "Est-ce que tu penses que je serai comme Maman plus tard ?" Car Maman a quelque chose de pathologique. Elle n'est pas juste cette mère excentrique, un peu perchée, excessive et caractérielle, cette voisine chez qui c'est allumé à 2h du mat' ou fermé en plein après-midi. Elle est tout ce que vous voulez mais elle ne va pas bien. Mais, qu'à cela ne tienne... La friche, elle en fera un joli jardin, avec une fontaine, une table de ping-pong, et des éclairages ! Une table, des chaises ! Ah, tout ce qu'on peut faire à minuit passé... Je connais ça Béatrice, moi aussi quand c'est la nuit je veux conquérir le monde. Seulement ça se traite avec des cachets. Mais dans le cinéma de Paul Newman, ce qui n'est ni dicible, ni présent dans la conscience des personnages, n'est pas dit par les personnages. Cela est suggéré par quelque chose dont seuls les grand.es se servent : la mise en scène. C'est toute la grandeur du cinéma de Paul Newman. Et c'est tout le scandale de l'oubli de sa casquette de réalisateur, en plus de celle d'acteur. Car il pourrait, comme d'autres, utiliser une voix-off pour faire dire : "oh ! là là, je ressens actuellement un vertige existentiel !", mais son talent de metteur en scène, très élaboré, lui fait dire ce qu'il veut par le simple pouvoir suggestif de ses images. Le montage, ainsi, occupe une place extrêmement importante. Il traduit, pour nous spectateurs, une pensée enfouie, un obstacle inconscient, un rouage familial... Les idées visuelles et partis-pris de mise-en-scène ne manquent pas, au service des grandes idées du film. Il faut le revoir et le re-revoir pour les épuiser. Tant de plans, de situations, de scènes, de petites phrases, suggèrent des choses et confirment des hypothèses. Sur la santé mentale de Béatrice, sur ce que ressentent les adolescentes... A vous de faire les vôtres ! Paul Newman, qui adapte pour ce film la pièce de théâtre du même nom de Paul Zindel (Prix Pulitzer 1970), nous dépeint des personnes à part entière et non des faire-valoir d'une cause. Il y a de nombreux messages dans ce film, mais ceux-ci constituent la toile de fond d'un quotidien dans lequel vont évoluer des êtres. Et l'intéressant est précisément de savoir comment les personnages vont évoluer dans ce contexte particulier. Ils ne sont pas les porte-paroles de la cause, et c'est exactement ce qui rend et la cause, et les personnages, plus justes, plus attachants, plus puissants. Au contraire de bien trop de films avec une cause juste (ce n'est pas la question), mais qui perdent en puissance car ils ont enlisé leurs personnages dans ce rôle de faire-valoir. Paul Newman est un immense acteur, mais rendons-lui son statut bien mérité de grand cinéaste au regard aiguisé, et tellement moderne, dans les années 1970, sur les femmes ! Les trois personnages principaux dans ce film sont féminins, et quels personnages forts ! Penser à John Cassavetes lorsqu'on pense à Paul Newman, c'est tout à fait raisonnable. Les deux sont des génies."Tu ne détestes pas la vie, Matilda ?..."